La sentinelle tranquille sous la lune ****- Soazig Aaron

Gallimard, Février 2010
Editeur:
Un homme jeune, Jean, revient chez lui plusieurs mois après l’armistice de 1918. De ce retour tardif, on apprend peu à peu les raisons. Comme il a été prévu, sa mère attend qu’il reprenne le domaine, dirigé pendant la durée de la guerre par son frère infirme, Aristide. Mais il refusera cette place programmée et partira.
Des décennies plus tard, les actes de la vie de Jean seront racontés à une enfant qui elle-même prendra en charge l’histoire et l’écrira.
La narration circule ainsi d’un niveau de compréhension à un autre, sur un demi-siècle, avec les découvertes, les doutes, les interrogations, les ajustements et l’imagination nécessaires à la construction de ce qui devient un roman, évoluant entre drame, humour et émotion.
Avis:
Facilité de lecture: Moyennement aisé.
J’avais lu le premier livre de cet auteur paru chez Maurice Nadeau en 2002: « Le Non de Klara ». J’avais beaucoup aimé ce roman d’une grande force, extrêmement touchant. Le retour des camps. Nous trouvons ici la même force. La construction du roman très recherchée, donne envie de le relire une fois la dernière page achevée. J’ai d’ailleurs plusieurs fois au cours de ma lecture fais des retours en arrière pour m’assurer que j’avais bien compris. La virgule précédent le premier paragraphe est aussi une incitation à lire ce livre en boucle. La dernière page renvoyant à la première.
Le titre du livre est comme une énigme au cœur du récit, une part voilée, enkystée qui se découvre pudiquement l’air de ne pas y toucher tout au long du texte jusqu’à la lumière finale ou plutôt l’obscurité.
Recherche du passé, de la reconstruction du passé à travers la parole de plusieurs femmes, et au centre un homme, immense « exagéré » Jean qui a fait la guerre de 14 et en est revenu brisé. Plié dans sa tête mais non point dans son corps, toujours droit, et avec un drôle de sourire factice accroché au visage, un sourire qui fait peur. Tante Amandine, femme de Jean, raconte à la petite, le futur écrivain. Cela commence par le retour du poilu.
Page 15: »c’est le schibboleth.*
Aristide dit, canne pointée, tu viens bien tard, mon frère… Alors c’est bien toi, Jean, c’est bien toi, en écho Jean aura tout au long l’information unique, même pas gazé même pas fou. »
*Schibboleth: mot hébreu « épi », du récit biblique selon lequel les gens de Galaad reconnaissaient ceux d’Ephraïm en fuite à ce qu’ils prononçaient. Rare. Epreuve décisive qui fait juger de la capacité d’une personne.
Page 34: « Il y a toujours un bout de chemin, de route, de rue, par où doit revenir le fils, il en a toujours été ainsi… Il faut croire les mères, les mères, leurs intuitions versicolores. » Il y a beaucoup de recherche dans les mots, c’est un beau langage, comme celui qu’utilisaient nos anciens.
Page 38: « La petite trouve étrange de connaître les choses qu’elle a cru éternelles. »
Page 65: « A sa lettre de condoléances, brève et empruntée, expédiée de l’hôpital, elle avait répondu par des mots de consolation… Cette lettre lui avait confirmé la mort de Charles, comme si,loin du front, dans le contexte blanc de l’hôpital sans menace d’obus, sans bruit de guerre-cependant d’autres bruits, les cris encore, les gémissements, les odeurs, mais dans le propre presque civil, dans des draps, en dépit de sa missive de condoléances, en dépit de ce qu’il avait subi lui même, la mort de Charles restait floue, irréelle, un événement réversible encore, mais les mots écrits sur le papier qu’il tenait dans sa main était un faire-part définitif… »
Page 171: « Lorsque j’étais à l’hôpital ou en permission,peut-être que l’obus ou la balle qui devait me tuer m’a cherché et ne m’a pas trouvé, c’est peut être aussi simple que cela mère. On pouvait y passer à chaque instant,et donc y réchapper à chaque instant. Il faut seulement croire que je n’avais pas le bon calibre. »
Page 201: « Elle redemanderait l’histoire de la sentinelle tranquille sous la lune paisible, Amandine dirait, plus tard… La petite redirait que le temps ne passe pas… on est à l’intérieur du temps, on bouge dans le temps, on se déplace dans le temps… »
Il y a différents niveaux d’écriture selon le locuteur: Tante Amandine parle bien et exige de la petite un beau parler, en bon français. Gust, l’ancien poilu a un autre langage:
Page 223: « J’m’en suis ensauvé, moi, j’m’en suis ensauvé, j’avais la trouille de la peur, tu m’as coursé et tu m’as plaqué, Grand Duc, et après ça, tu m’as ram’né par mon fond d’culotte, j’m’ai débandé, moi,j’avais les grelots, j’ai pas peur de l’ dire, vous m’avez sauvé, mon capitaine… »
J’ai pensé à l’écriture d’un Giono. Ce texte est extrêmement riche, j’ai envie de citer nombre de phrases que je trouve très belles ou éclairantes pour l’histoire, il y a de la drôlerie, de la douceur, des destinés qui se tracent inexorablement… Le mieux est de se ruer sur ce livre, toute affaire cessante, mon dernier gros coup de cœur.
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